“Tohbiiiiiiiii !!! Il est où celui-là ?”, “Viens vite là”. Hamed Bakayoko ne savait jamais parler à son plus proche collaborateur doucement. Il criait et je suis poli. Et l’intonation du cri indiquait l’urgence du dossier.
Avec Hamed Bakayoko, tout est urgent. Il faut lui produire son document avant que lui même y ait déjà pensé.
“Ça ne vaut rien !! C’est quoi ce torchon ?”, juste parce qu’un mot ou une virgule manque.
“Le courrier est terminé ?” “oui Mr le Ministre d’Etat”, “ce n’est pas cette réponse que j’attends, Tohbi. Ca ne sert à rien de finir de rédiger un courrier en une minute si le destinataire ne le reçoit pas la minute d’après. Quand je demande si le courrier est terminé, je veux savoir si tu as joint le Ministre au téléphone pour confirmer avec lui s’il l’a bien reçu.”
Voici l’Administrateur Hamed Bakayoko qui veut changer toutes les règles administratives traditionnelles.
“- Monsieur le Ministre d’Etat, on ne peut pas utiliser cette expression dans un courrier administratif
- Vous aimez trop le protocole. Écris ce que moi je te dicte, Tohbi. Toi, tu es encore dans les nuages des Nations-Unies. Tu ne sais pas qu’au pays ici les gens sont susceptibles et attentifs à certains mots ?”
Mes jours pénibles, les jours de Conseils des Ministres. Les dossiers arrivent souvent tard la nuit. Mais avant que le Conseil ne commence le matin vers 09h-10h, il faut avoir avec les Conseillers lu tous les dossiers et le cas échéant avoir formulé des observations sur chaque dossier”. Il était Ministre d’Etat, Ministre de l’Interieur et de la Sécurité, donc en transversale de presque tous les dossiers en Conseil des Ministres. Son Cabinet se devait donc d’être attentif à tous les détails des dossiers et de la vie du pays.
Un jour, je l’appelle au téléphone dès que commence le Conseil. Je lui demande de jeter un coup d’œil sur le dossier No7 (c’est la référence aux petits dossiers que je constituais pour ses réactions). Il parcourt rapidement le dossier No7 avec toutes les remarques que j’ai formulées et il me dit :” Tu veux que j’humilie mon collègue Ministre ici devant tout le monde. Viens toi-même lire ces remarques ici ! Quand le dossier est aussi compliqué, je t’ai toujours dit de faire part de nos remarques aux Ministres pour qu’ils corrigent les dossiers avant la présentation au Conseil de Gouvernement “.
Problème : certains Ministres ne sont pas aussi simples. Ils sont compliqués et très protocolaires.
Hamed Bakayoko m’avait dit : “Tu es Directeur de Cabinet. Si un jour, il y a une information confidentielle, urgente et importante qui concerne un Ministre et que tu n’arrives pas à me joindre , appelle le Ministre concerné et parle lui directement. “
En début 2017, alors qu’une crise sécuritaire secouait la Côte d’Ivoire et que le Ministre d’Etat était en réunion d’urgence à la Présidence et donc injoignable, j’avais appelé au téléphone un Ministre pour lui passer des informations sécuritaires sensibles, comme me l’avait instruit ma hiérarchie. Le bon Ministre m’a répondu tout sec :”Monsieur Tohbi, vous n’êtes que Directeur de Cabinet, vous n’êtes pas Ministre, donc ne m’appelez plus directement”. Un autre Ministre récemment copieusement battu aux dernières législatives m’avait fait même adresser un courrier s’indignant que je m’adresse à lui.
Entre les instructions du Ministre d’Etat, gestionnaire de la sécurité nationale et les réactions de ses pairs Ministres, j’ai préféré lui donner à lui , quelles que soient les circonstances, toutes les informations à communiquer à ses collègues et traiter avec les Cabinets Ministériels et mes collègues Directeurs de Cabinet tous les autres dossiers ordinaires.
C’est en ce moment qu’on réalise qu’on travaille avec un Ministre pragmatique par rapport à beaucoup d’autres.
Pragmatisme. Parlons en. Avec Hamed, un courrier ou un processus doit aller droit au but. Un courrier doit faire au maximum 03 paragraphes et aller droit au but . C’est le même cas pour les audiences, vous dites directement ce pour quoi vous êtes là.
Dans la salle de réunion du Ministère, je suis toujours assis à sa droite. Quand il se penche vers moi pour me parler à l’oreille, c’est pour dire : “ dis à ce Monsieur d’arrêter de ronronner. Qu’il aille droit au but”.
Souvent, je suis obligé de préparer certains visiteurs pour les audiences : “Quand vous rentrez dans le bureau, dites lui directement ce que vous voulez. Ne tournez pas”. Pour les visiteurs peu habitués à cette façon brutale de poser les problèmes, je me faisais leur porte-parole . Et bien sûr , je recevais les foudres d’Hamed Bakayoko :” C’est quoi, Tohbi? ils ne peuvent pas s’exprimer eux-mêmes?” “C’est pour gagner du temps, Monsieur le Ministre d’Etat”. Il va encore me rabrouer en public et devant les visiteurs. Mais moi j’étais habitué. J’ai parlé et on a gagné du temps. Au prochain visiteur !
L’ultra pragmatique Hamed. Quand, en tant que Directeur de Cabinet, vous rentrez dans le bureau d’Hamed Bakayoko pour poser un problème et lui exposer une préoccupation administrative, ayez une ou des solutions à lui proposer simultanément. Sinon, il vous chasse brutalement du bureau : “ à quoi tu me sers si ce n’est que pour me poser des problèmes ?”
Lorsqu’il réussit à trouver une solution à un problème qui nous échappe, il lance en riant: “moi je ne suis pas Énarque mais je peux vous enseigner”. Et moi de lui répondre: “c’est parce que vous êtes Ministre que nous on ne dit rien “
Hamed Bakayoko, le sécurocrate. Il se passionne pour les sujets de sécurité. Lorsqu’il y a une urgence: “Tohbi, appelle tes gars”. Mes “gars”, ce sont les hauts responsables de tous les services de sécurité. Nous nous réunissons autour de lui. Ils m’ont déjà fait un briefing de leurs différentes opinions. Je dois les soutenir dans la discussion pour que le patron prenne les meilleures options.
Hamed reçoit les différentes pièces, les morceaux de renseignement. Il réfléchit à haute voix , colle et recolle des bouts , constate des vides dans les scénarii , pose des questions et bingo !! Des pistes s’ouvrent. C’est un peu logique car il est le réceptacle des informations des différents services. Mais Hamed a quelque chose d’unique : il a un instinct animal. Il flaire les choses . Quand il n’a aucun enthousiasme pour une piste , en général, il n’y a rien au bout . Mais lorsqu’il s’enflamme, on finit toujours par aboutir à quelque chose.
Dans ces cas , il taquine les Officiers Supérieurs: “vous ne trouvez pas que je mérite aussi vos galons-là ?”
Trois choses à retenir d’Hamed Bakayoko:
-sans complexe : “Tohbi, c’est toi qui sais parler français, viens me montrer comment on écrit ce mot “. Il choisissait toujours dans son équipe les meilleurs et les plus jeunes dans chaque domaine. Tout le contraire de beaucoup de jeunes au sommet qui préfèrent écraser ou rejeter ceux qui ont plus de diplômes ou d’expériences qu’eux.
- honnêteté : je ne veux pas ici donner une image rose de ce que n’était pas Hamed Bakayoko. Mais il était honnête et tenait ses promesses au niveau du travail. Son oui était oui. Je me souviens que même dans les discussions avec les syndicats en grève , il avait le courage de leur dire “ les gars sérieux, ce point de votre revendication, je ne peux pas en parler au Président. Il ne va jamais accepter. Il ne faut pas que je vous mente”.
Un jour , il devait rencontrer le Président pour faire un point sécuritaire. Le sujet était important. Il y avait deux tendances. Lui était pour la première. Comme j’insistais puisque j’optais pour la deuxième, il me dit de rédiger donc les deux hypothèses et le Président tranchera. À son retour de la rencontre à la Présidence, il me jette dans les mains les dossiers : ” tu es content, non ? Le Président a choisi ton option. Réunis l’équipe et travaillez-y maintenant.”
Combien de patrons auraient cette humilité?
-humilité: dites tout ce que vous voulez d’Hamed Bakayoko mais il sera difficile de dire qu’il n’est pas humble. Il y a des symboles qui frappent. J’étais Préfet et j’avais convoqué une réunion avec toutes les listes de candidats aux municipales d’Abidjan en 2018. Hamed Bakayoko était assis dans la salle comme tous les autres candidats à la Préfecture d’Abidjan. Lorsque je rentre, pour présider la réunion, lui Ministre d’Etat est le premier à se lever : “Le Préfet est là. Levons-nous” dit-il aux autres candidats dont des Ministres. Quelques semaines plus tard , je procède à l’élection et l’installation des Maires. Dans les textes, le Préfet assure une partie du contrôle de l’action municipale et est donc hiérarchiquement supérieur au Maire. Mais ici le Maire s’appelle Hamed Bakayoko. Puis-je lui prodiguer les conseils d’usage ? “Tohbi, c’est toi le patron ici. Y a pas de Ministre d’Etat devant toi. Fais ton boulot.”
Enfin pour terminer ce premier témoignage. Hamed Bakayoko était un grand travailleur, orienté vers le résultat concret et la satisfaction du public, avec un tempérament difficile et complexe dans la sphère de travail derrière les portes closes du bureau.
VINCENT TOH BI IRIÉ